Immigrés de force

Les travailleurs indochinois de la seconde guerre mondiale

Luu Dinh Tâp

Luu Dinh Tâp

37ème compagnie
Matricule : ZAQ 174
90 ans au moment de l’interview
Recruté comme ouvrier
Vit au Vietnam

Rencontré le samedi 27 janvier 2007, chez lui à Ho Chi Minh ville.

 

J’avais eu son adresse et son numéro de téléphone par le photographe François May. Le traducteur que j’avais trouvé à Saïgon, un type assez incompétent, lui avait téléphoné mais le numéro semblait mauvais. Il était neuf heures du matin, et je décidai que nous nous rendions à l’adresse indiquée, quitte à perdre deux heures. Cette adresse correspondait à un quartier au nord de la ville, assez éloigné du centre où se trouvait mon hôtel. Nous arrivons dans une sorte de résidence aux immeubles en très bon état. Sur la liste des habitants du bloc P9 se trouve en effet inscrit un certain M. Luu. Mon cœur palpite d’une joie que j’essaie de réfréner. Car tant que je ne l’ai pas rencontré, toute mauvaise nouvelle est possible. Nous montons au quatrième et dernier étage. Je sonne. Un homme d’une cinquantaine d’années ouvre la porte. Il s’agit de Luu Dinh Thông, le fils de Tâp. « Mon père est sorti pour sa promenade quotidienne à vélo, nous explique le fils. Ensuite, il va à une réunion d’une association de lutte contre l’analphabétisme. Vous ne pourrez le rencontrer que cette après-midi ». Qu’à cela ne tienne ! J’étais déjà tellement heureux que cet homme soit encore en vie, que cette adresse soit exacte, et qu’il me soit possible, en principe, de le rencontrer ! Le fils nous propose d’entrer, et je me permets de lui poser quelques questions.

Mon père a 90 ans. Il m’a raconté ses années en France, mais c’était quand j’étais petit, alors je ne me souviens plus très bien. Il reste encore cinq ou six anciens ONS à Ho Chi Minh Ville, mais ils sont vieux, et ils ont des problèmes pour se déplacer. Seul mon père a gardé une santé extraordinaire. Il s’est marié un peu tard, a eu une première fille, qui a été adoptée et qui habite aux États-Unis. Chaque matin, mon père fait plusieurs kilomètres à vélo. Il habite dans cet immeuble depuis 1995. Je suis son fils aîné. Entre 1954, année de ma naissance, et 1971, mon père a eu dix enfants, sept garçons et trois filles. Pour ma famille, la France est un pays poli et généreux : mon père perçoit une retraite. J’ai lu moi-même récemment un livre sur les ONS, écrit par Dang Van Long [1]. Depuis son retour de France, où il a passé treize ans, mon père est engagé dans cette association de lutte contre l’analphabétisme. La plupart des ONS étaient analphabètes.

Nous revenons l’après midi. Luu Dinh Tâp nous accueille avec un chaleureux sourire. En effet, malgré son âge, cet homme impressionne par la bonne santé de son corps. Toute l’interview se passera en vietnamien, traduit par mon interprète. Parfois, pour son grand plaisir (et le mien), quelques mots en français referont surface. Le premier qui jaillit de sa mémoire fut… son numéro de matricule !

Luu Dinh Tâp est né en 1919 à Tho Lâm, près de Tho Xuân, dans la province du Thanh Hóa, à une centaine de kilomètres au sud de Hanoï.  Issu d’une famille de paysan, mais sachant parler quelques mots de français, il est recruté en décembre 1939. À Marseille, il intègre la 37ème compagnie, qui est envoyée à l’usine d’armement Riffaut, à Orbec, dans le Calvados. Après l’armistice, il se retrouve à Saint-Chamas, à Sorgues, puis à Marseille. Ses camarades vont couper du bois, mais lui reste dans le camp, directement sous les ordres du commandant. À la Libération, il est assez engagé dans la lutte pour l’indépendance du Vietnam. Recherché par la police, il doit se cacher. De 1949 à 1952, il vit à Paris, et travaille à la librairie et maison d’édition Minh-Tân comme ouvrier typographe.

En 1952, je suis finalement retourné au Vietnam. C’était le dernier délai fixé par l’administration française qui permettait aux ONS de rentrer chez eux sans devoir payer le transport. Si j’étais resté en France, je n’aurais pas eu de métier ni d’argent. Je travaillais pour cette imprimerie sans être payé. À Limoges, j’avais appris le métier de maçon, mais c’était un travail trop dur que je ne voulais pas faire. Je n’ai pas épousé de Française. Je suis arrivé au Vietnam, à Saïgon, le 18 octobre 1952, à bord du Campana. Le directeur de la maison Minh-Tân m’a présenté au directeur d’une maison d’édition à Saïgon, dans laquelle j’ai travaillé deux mois. Après, j’ai demandé un poste au ministère du travail. À cette époque, le gouvernement était aux mains des Français, puis des Américains. J’y ai travaillé jusqu’en 1975. Quand les communistes sont arrivés, j’ai été chassé. Je me suis retrouvé dans un secrétariat à m’occuper de la réception et l’expédition du courrier. Mes chefs, eux, ont été envoyés dans des camps de rééducation. Mais moi, je n’étais pas assez important. J’ai un frère communiste. Mais parce que j’ai été en France, il n’a jamais pu accéder à un poste supérieur. Au Vietnam, personne ne sait que j’ai appartenu au groupe de Khoi.




[1] Il s’agit très certainement de Linh Tho ONS (Ouvriers soldats ONS), Éd. Nha xuat ban lao-dong, Hanoi, 1996.